Monday, 23 April 2018 06:00

Le beau extrême

La notion d`excitation me semble plus apte à décrire la sensiblité actuelle que celle de plaisir. Ce dernier, qui a une longue tradition dans l`histoire de la réflexion esthétique, implique nécessairement ”un sentir du dedans”. Telle prémisse conditionne toute l`histoire du concept du plaisir, comme on le voit très bien à travers la pensée de son premier théoricien, le philosophe grec antique Aristipe. A son avis, il existe une sorte de toucher interne qui constitue le seul critère de jugement portant sur le vrai et le faux. Platon lui-meme, qui opère une profonde réforme de cette notion en la socialisant, souligne le fait que le plaisir doit être conscient de lui-même. Quant à Aristote, la relation étroite qu`il établit entre le plaisir et l`acte, entendu comme ce qui a sa finalité en soi-même, réaffirme l`intériorité de cette expérience, en l`opposant à ce qui est seulement en puissance. La dernière grande théorie antique du plaisir, celle d`Epicure, en considérant que seuls les plaisirs de l`âme sont vrais, ne s`éloigne pas de cette manière de penser.
La réflexion moderne du plaisir réaffirme son caractère intérieur. Pour Leibniz, qui peut être considéré comme le plus grand penseur moderne du plaisir, chaque action génère le plaisir parce qu`elle s`origine à l`intérieur de la substance: en effet seul existe au sens propre ce qui trouve son mouvement en soi-même en vertu d`un principe interne. Le plaisir, qu`il définit comme un sentiment de perfection, est lié non pas au mouvement extérieur, mais à une réserve infinie et inépuisable de force de mouvement. Pour Kant, la relation entre le plaisir et le sujet transcendantal mène au concept de sentiment ( essentiellement distinct de la sensation étant donné son fondement subjectif) , au concept de beau (essentiellement distinct de l`agréable et du bon), et au concept du goût, défini comme la faculté de juger selon un plaisir ou un déplaisir privé d`intérêt pour l`existence du sujet. Selon Fechner, le père de la psychologie scientifique, le principe de plaisir est caractérisé par sa constance et son homogénéité : tout ce qui produit une excitation plus grande est ressenti comme désagréable; l`expérience du plaisir dérive du fait de maintenir la quantité d`excitation au niveau le plus bas possible. C`est seulement avec Freud que le plaisir prend le caractère de ” l`inquiétante étrangeté ” en conflit avec les pulsions du moi : mais tout cela n`est pas dépourvu d`ambiguité, surtout parce que la simple notion de plaisir se transforme en celle beaucoup plus complexe de ”Lust ” (convoitise); en second lieu parce que dans la deuxième phase de sa pensée, Freud oppose au principe de plaisir le principe du Nirvana qui, indissociable de la pulsion de mort, tend à réduire l`excitation au niveau zéro, c`est-à-dire à réduire l`être vivant à l`état inorganique.
A mon avis, l`expérience contemporaine va dans une direction tout à fait opposée au caractère intérieur du plaisir : celle-ci me semble spécifiée par un ”sentir du dehors” , qui peut être défini comme excitation, au sens où le sentir est poussé vers l`extérieur, expulsé du sujet et placé dans un contexte neutre et impersonnel. C`est Nietzsche qui le premier a opposé l`impersonnalité du penser au subjectivisme cartésien, qui le premier a opposé le ”on pense” ( Es denkt ) au cogito : il s`agit maintenant d`opposer le ”on sent” au ”je sens” hédoniste.
Dans la problématique du sentir impersonnel convergent diverses expériences et des orientations de différente nature. Il y a avant tout certaine forme de l`expérience religieuse qui plongent leurs racines dans l`histoire la plus lointaine : de l`animisme à l`inversion égyptienne entre les hommes et les choses, à la transe ( dans ses manifestations en Grèce antique, dans les rituels africains et afro-américains, dans l`Islam mystique ... ). Tout ce matériau, depuis longtemps l`objet de l`intérêt anthropologique, mérite d`être reconsidéré non comme le vestige d`une mentalité archaique, mais comme l`anticipation d`un ” sentir du dehors ” qui peut enfin aujourd`hui être individué et théorisé dans sa spécificité. De plus, rappelons l`importance de l`expérience poétique, artistique, musicale et littéraire qui a, depuis toujours, souligné la dimension neutre et impersonnelle de la création, l`autonomie de l`oeuvre opposée au processus créatif, la sauvage étrangeté de l`inspiration opposée à la subjectivité en total contrôle de soi-même. Là aussi, il faut émanciper ces expériences du contexte souvent étroit dans lequel elles sont étudiées, en leur attribuant une signification plus vaste et générale. En troisième lieu, on ne peut pas oublier la réflexion philosophique au sujet du mode d`être de la chose, au sujet de la réification et de l`aliénation : elle offre des structures conceptuelles et des paradigmes aptes à expliquer des phénomènes à première vue paradoxaux et extravagants.
Au-delà de la religion, de l`art et de la philosophie, il y a cependant un quatrième domaine d`expérience bien plus ambigu que l`on peut qualifier avec le mot anglais ”slippery”, qui signifie ”glissant” (moralement ” dangereux ”). Dans ces expériences, le sentir du dehors est ancré , sinon conditionné, par des facteurs physiques, chimiques, technologiques. Dans cette quatrième catégorie sont compris l`usage des drogues et l`industrie culturelle ( science-fiction, horreur, publicité, musique rock... ), ce que l`on peut nommer ” corps extrême ” (sport de compétition, sado-masochisme, activités para-sportives no limits), la réalité virtuelle et toutes ces expériences-limite qui ont un support extérieur. On pourrait définir ce quatrième monde par le terme de ” post-humain ” ou ” post-organique ” parce qu`il place le centre de la sensibilité en dehors de l`homme. Il naît ainsi un ”Sentir Artificiel” dont le caractère essentiel est d`être expérimental.
La première tâche qui nous attend est de saisir la continuité entre les trois formes traditionnelles du sentir du dehors ( religion, art et philosophie ) et la quatrième forme ”slippery”: cela est possible à condition d`abandonner les présupposés spiritualistes et vitalistes dont la culture est restée, jusqu`à présent, prisonnière. C`est pour cette raison que l`excitation devient un mot-clé du sentir actuel. Sous cet aspect, le mot anglais ”excitement” semble plus approprié parce qu`il n`implique pas de jugement a priori: ”excited” , en anglais veut dire soit rempli d`émotion et d`enthousiasme, soit excité en un sens physique, mais ne comporte pas comme en français le sens de ” inquiet et agité ” ( expression qui se traduit par ”worked up” ou ”restless” ). En somme, l`anglais libère l`”excitement” de la problématique du plaisir-déplaisir dans laquelle le français tient prisonnière l`excitation. De la sorte, on exclut dès le départ tout le discours traditionnel sur le rapport entre production culturelle et hédonisme. L`”excitement” n`a rien à voir non plus avec l`extase : cette dernière notion est trop liée à l`esprit , et même ne se prête pas à décrire des expériences qui naissent de la rencontre entre l`intérieur et l`extérieur, l`organique et l`inorganique. Enfin, l`”excitement” n`est pas une ivresse, celle-ci est une expérience trop vitale et, pour cette raison, étrangère aux formes d`expérience qui se trouvent entre la vie et la mort, et qui en tout cas marquent une inversion de tendance par rapport au vitalisme caractéristique de la première moitié du vingtième siècle.
Quant à la question complexe du rapport entre excitation et sexualité, il me semble que l`excitation n`est ni séparable de la sexualité ( comme le plaisir esthétique chez Kant ), ni réductible à celle-ci ( comme la libido chez Freud ). A mon avis, nous sommes dévoyés soit par les théories de la sexualité qui encensent l`aspect organique au détriment de l`aspect technologique, soit par les théories de l`érotisme d`origine platonique et néoplatonique. Les premières sont trop vitales , les secondes trop spirituelles.
L`excitation naît et se maintient quand tombent les frontières entre le propre et l`étranger, entre le ”self” et le ”not-self” : tandis que le plaisir reste fermé en lui-même, dans son for-intérieur, l`excitation s`accompagne d`un sentir du dehors comme si la faculté de sentir était étrangère au soi. Elle implique donc une espèce de ”epoché”, de suspension des passions subjectives, qui conduit non pas à l`insensibilité, ni à l`apathie, mais à un sentir retenu et dépourvu de saut, continu dans son écoulement sans rupture.
Tout cela n`est évidemment pas dépourvu de danger. Il y a toute une pathologie de l`excitation dont les modèles conceptuels sont fournis par l`immunologie, c`est-à-dire par cette branche de la biologie et de la médecine qui étudie les réactions immunitaires. Cette discipline a accompli durant les dernières années de grands progrès, et on s`attend à ce qu`elle puisse apporter une contribution essentielle à la compréhension des dispositifs qui causent le cancer, les maladies autoimmunitaires, le SIDA, les allergies et les rejets d`organes artificiels. Le point central de la pensée immunologique est en effet, à proprement parler, l`étude du rapport entre le soi et le non-soi. Comment l`organisme peut-il distinguer ce qui lui est propre de ce qui lui est étranger? Comment est-il possible d`élargir le champ des éléments propres à l`organisme à travers une manipulation expérimentale? Comment l`organisme peut-il rester indemne malgré la pénétration d`agents infectueux? Les questions que se pose l`immunologie présentent une étroite affinité avec la problématique ouverte par le ”sentir du dehors”. Comment la perception de son propre corps comme quelque chose d`étranger peut-elle rester idemne d`effets destructeurs? Comment se soustraire aux dangers opposés d`une excessive réactivité ou d`un manque de défense envers l`extérieur?
L`étude du système immunitaire est du reste ce qui fera entrer la psychosomatique dans un horizon épistémologique plus ferme et précis. En effet, dans la thérapie des maladies psychiques on sent aussi le besoin de passer du contexte purement mentaliste de la psychanalyse à celui de la somatisation et de la manifestation physique. Ce passage est ”slippery”, c`est-à-dire aussi dangereux que celui qui nous mène d`une esthétique du plaisir à une théorie de l`excitation : il semble en effet que l`avènement d`une empiricité irréductible aux principes philosophiques comme l`esprit ou la vie, doive être accompagné d`une perte de cohérence méthodologique. Mais probablement tous ces scrupules sont exagérés : je crois que le nouveau monde est régi par un ordre conceptuel qui n`est pas moins rigoureux que celui qui régissait le monde passé.
Cette problématique se retrouve également dans l`art contemporain qui comporte des aspects profondément psychopathologiques. Le lien entre l`art et la maladie n`est pas une nouveauté : le romantisme et le décadentisme ont souligné l`importance de ce lien. Mais, en général, ils ont vu la maladie comme une ressource d`où procède l`art qui sauve et guérit toutes les misères et toutes les douleurs parce qu`il se pose par définition sur un plan différent de la réalité empirique. Bien différente est la situation actuelle! A travers des chemins artistiques différents s`affirme une tendance à désubjectiver l`expérience, à s`identifier avec le réel, à se faire un corps étranger, à expulser de soi ses propres organes sensoriels, à les localiser dans quelque chose d`extérieur. L`art perd ainsi sa spiritualité et acquiert une consistance physique et matérielle qu`il n`avait jamais eue auparavant : la musique est son, l`art figuratif se fait à la fois visible et tactile, le théâtre est action. Ils ne sont plus l`imitation de la réalité, mais réalité tout court sans médiation du sujet.
L`aspect dramatique de ce processus consiste dans le fait que cette tendance à se perdre dans le monde extérieur représente un des aspects essentiels de la psychose : je suis fasciné par l`extériorité. Je deviens ce que je vois, ce que je sens, ce que je touche : la surface de mon corps s`identie avec la surface du monde extérieur. Cette expérience s`accompagne d`une excitation qui devient bientôt ma seule raison de vivre, mais dans cette activité de projection je trouve de grandes résistances. Le psychanalyste français Sami Ali explique très bien ce processus quand il définit l`allergie comme le négatif de la psychose : le réel qui me donne l`asthme est celui avec lequel je n`arrive pas à m`identifier, celui qui résiste à mes tentatives de le pénétrer. Il semble donc que dans cette structure la seule alternative soit entre la psychose et l`allergie.
Dans la culture contemporaine, il y a deux figures qui respectivement incarnent les deux pôles de ce dilemme. Elles restent peu connues, mais font partie intrinsèque de ce que l`on pourrait nommer une hagiographie secrète de la contemporanéité. Le premier est l`artiste viennois Rudolf Schwarzkogler ( 1940-1969 ) auquel une exposition a été consacrée au Centre Culturel Georges Pompidou, à Paris, en 1993. Il me semble l`exemple d`un réalisme psychotique dans lequel le corps même de l`artiste va s`identifier avec le cosmos. Le deuxième est Guy Debord (1931-1994 ), l`auteur du livre ”La société du spectacle”, et principal représentant du mouvement situationniste. Il me semble l`exemple d`une réactivité exagérée envers la culture contemporaine qui, en refusant toute compromission avec elle, traduit un effet radical d`allergie envers le monde. Tous deux sont l`expression d`un ”beau extrême”.
Copyright©MarioPerniola,1995
Relation au colloque ”Auto Reverse. Art et clinique des dispositives video”, Genève 5-6 Mai 1995, Saint-Gervais Genève et Centre Européen de Culture.
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