Monday, 23 April 2018 06:00

SADE 1

Le sublime sadien

Sade est-il encore d`actualité? Le mythe de Sade est-il voué à disparaître avec le XX” siècle, période où le personnage et son oeuvre ont été portés au plus haut degré de solennité et de légitimité? Je tends à croire que cette actualité existe, mais qu`elle n`apparaît pleinement qu`à travers une analyse du contexte historique de sa sensibilité esthétique, qui trouve son radicalisme le plus profond dans l`expérience du sublime. Je pense en particulier au sens dans lequel Edmund Burke, au XVIIIe siècle, entend cette catégorie esthétique. Il dissout en effet l`opposition entre plaisir et douleur, entre désir et peur, pour braquer son attention sur des sentiments d`horreur suscités par tout ce qui est terrifiant et agit de manière analogue à la terreur. Le sublime est un ”delightful horror” dans lequel l`instinct même de conservation du sujet se métamorphose en désir d`autoanéantissement. Sade a faite sienne la poétique du sublime: dans son Idée sur les romans, il soutient que” le romancier est l`homme de la nature; elle l`a créé pour être son peintre. S`il ne devient pas l`amant de sa mère dès que celle-ci l`a mis au monde, qu`il n`écrive jamais, nous ne le lirons point ». Quant aux caractères de la nature, il est très explicite: elle est” plus bizarre que les moralistes ne nous la peignent, [elle] s`échappe à tout instant des digues que la politique de ceux-ci voudraient lui prescrire. Uniforme dans ses plans, irrégulière dans ses effets, son sein toujours agité ressemble au foyer d`un volcan d`où s`élancent tour à tour ou des pierres précieuses servant au luxe des hommes, ou des globes de feu qui les anéantissent. Grande quand elle peuple la terre et d`Antonins et de Titus, affreuse quand elle y vomit des Andronic ou des Nérons, mais toujours sublime~ toujours majestueuse, toujours digne de nos études, de nos pinceaux et de notre respectueuse admiration”. Sade a appliqué avec une cohérence absolue et une ténacité incroyable l`expérience du sublime dans le cadre de la sexualité, abolissant l`opposition entre pulsion de vie et pulsion de mort.
Que, dans l` oeuvre de Sade, la perception des opposés en tant que tels soit disloquée, est une idée qui revient sans cesse dans les écrits sur Sade. Pour Jean Paulhan, déjà, le secret de Sade ne résiderait pas dans le sadisme, mais dans le masochisme ! La thèse développée plus tard par Klossowski est connue: d`après lui, la voie de Sade serait celle d`un paradoxal retour à Dieu par le biais de l`exaspération du négatif jusqu`à l`extrême limite des possibilités humaines. Klossowski reste néanmoins attaché, même par la suite, à l`idée qui veut que la transgression présuppose un ordre existant sans lequel l`outrage frapperait dans le vide . Maurice Blanchot note chez Sade un mouvement par lequel les contraires se poursuivent et se confondent . Pour Foucault, il y a chez Sade, comme chez Goya, une expérience du conflit différente de celle de la dialectique . Quant à Barthes, il y découvre lui aussi une règle de réciprocité par laquelle toutes les fonctions peuvent être échangées, tout le monde peut et doit être de temps à autre agent et patient, flagellant et flagellé, coprophage et coprophagé”.
Toutes ces lectures soulignent le fait que l`oeuvre de Sade entretient une relation très étroite avec la question des opposés; mais elles 11endrent à juste titre une certaine réticence à considérer son expérience des opposés comme dialectique. S`il a été impossible d`établir un rapport entre Kant et Sade, il me semble bien moins plausible de relier Sade à Hegel. La dialectique est en effet animée par une expérience très forte de l`opposition: en considérant les opposés non plus comme contraires (d`après la logique d`Aristote), mais comme contradictoires, Hegel marque un tournant de son époque vis-à-vis de la théorie et de la pratique du conflit. Or Sade n`est pas au delà, mais en deçà de ce tournant et appartient à ce moment de la philosophie des Lumières, décrite par Hegel dans la « Phénoménologie de l`esprit », où tout se mute en tout dans une désagrégation universelle. En effet, le principe de l`obéissance inconditionnelle à la nature peut indifféremment mener à deux résultats opposés: à l`utopie positive du législateur Zamé, parvenu à créer dans son île une société heureuse, ou à l`utopie négative du château décrit dans « Les 120 journées de Sodome ». Le fait est que le sublime n`est en rien dialectique, mais harmonie, puisqu`il vise à concilier plaisir et douleur, désir et peur, en annulant la perception de leur opposition. C`est pourquoi le sublime suit une stratégie différente et bien plus ambitieuse que celle qui caractérise le beau, même si, en fin de compte, il converge avec lui dans le concept général d`une esthétique où les opposés sont pensés de la manière la plus faible possible. En cela, Sade ne représente pas moins que Kant un moment d`une importance fondamentale pour l`esthétique du XVIII siècle: celui où le sublime en vient à coïncider avec l`abject.
C`est là que réside l`actualité de Sade: dans le fait d`être le point de départ de cette dissolution de la capacité de percevoir les opposés qui, à travers le vitalisme du xxe siècle, trouve son couronnement dans la communication médiatique d`aujourd`hui.
Texte publiè dans la revue « Lignes », n.14, mai 2004, sous le titre « Sade et la dèsexualisation médiatique ».
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