Monday, 23 April 2018 06:00

SADE 3

Désir de reconnaissance et désir d`anéantissement

Beaucoup d`interprètes de Sade l`ont présenté comme l`écrivain du désir par excellence. Mais désir de quoi? Est-il si évident qu`il s`agit du désir sexuel? Un compagnon de prison de Sade, Louis-Ange Pitou, écrit dans ses Mémoires que l`origine de la dépravation de Sade, qui n`était pas né méchant homme et était resté généreux, fut l`ambition de la célébrité littéraire. Dans son apparente ingénuité, cette observation vaut pour moi autrement plus que bien des dissertations psychologiques sur le sadisme, car elle permet d`approfondir le lien entre Sade et la communication médiatique, dont le moteur est plus à rechercher dans le désir de reconnaissance que dans le désir sexuel. À ce propos, la contribution de Lacan me semble essentielle.
Bien que Lacan affirme parfois que le désir est toujours sexuel, il tend pourtant - sous l`influence de la pensée de Hegel que lui transmit Alexandre Kojève - à déplacer la notion de désir du cadre de la sexualité vers celui du combat pour la reconnaissance. Ce glissement semble comporter une sorte de socialisation du désir, en ce sens que la dynamique du désir ne doit pas tant être cherchée dans la qualité intrinsèque de la chose désirée, que dans le fait qu`elle est désirée par un autre: en désirant ce qu`un autre désire, je fais en sorte que l`autre reconnaisse mon droit à posséder cet objet. Il est néanmoins certain que pour Lacan, le désir n`est pas en relation avec un objet, mais avec un manque. C`est pourquoi, à la différence du besoin, celui-ci est infini et inextinguible. Ces considérations sont très utiles pour comprendre la dynamique qui est à la base de la société de la communication mass-médiatique, laquelle est caractérisée par une désexualisation très différente du type répressif émanant de la moule autoritaire et patriarcale sur laquelle se fondait le fascisme. Chez elle, il n`y a pas de refoulement du désir sexuel, mais plutôt désexualisation du désir et impossibilité à le satisfaire: c`est comme si nous désirions tous êtres reconnus et qu`en même temps, personne ne puisse l`être, car la structure symbolique qui rend possible la reconnaissance est totalement manquante.
La reconnaissance suppose l`existence de valeurs partagées et d`un rapport de polarité entre les adversaires, comme dans la lutte pour la vie et la mort dont, pour Hegel, naissent les figures du maître et de l`esclave. Mais si ces deux conditions sont manquantes, aucun rapport dialectique ne s`installe, ni aucune structure de relations intersubjectives. J`ai toujours été frappé par l`observation de Paul Eluard, d`après qui Sade fut, comme Lautréamont, terriblement seul. Or l`expérience du sublime, à la différence de celle du beau, implique justement une solitude fondamentale. Chez Sade, le sublime est indiscernable de l`abject; de la même façon, le désir de reconnaissance est indiscernable du désir d`anéantissement. Sous cet aspect aussi, Sade me semble plus proche de la communication médiatique que des grands romans modernes du xx` siècle.
Texte publiè dans la revue « Lignes », n.14, mai 2004, sous le titre « Sade et la dèsexualisation médiatique ».
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