Monday, 23 April 2018 06:00

Le Sex-appeal de l’inorganique



Un chapitre de

 

 Le Sex-appeal de l`inorganique,  Paris, Lignes Léo Scheer, 2003

 

 
XXI

 

Installations débordantes

 


S`il est relativement simple de considérer la musique et l`architecture comme des arts inorganiques, il est bien plus difficile de penser un tableau ou une statue en tant que chose. Cette idée se heurte en effet à toute une tradition esthétique qui voit dans l`œuvre d`art en général, et en particulier dans la peinture et la sculpture, une entité caractérisée par un organisme interne semblable à celui d`un être vivant. La place prépondérante occupée par la figure humaine dans ces arts se trouve probablement à l`origine de ce sentiment d`organisme esthétique, mais il est significatif que cette notion n`ait pas été ébranlée par l`abstraction. Paradoxalement, l`art non figuratif a même renforcé et amplifié l`organisme présumé de l`œuvre d`art, un peu comme s`il était nécessaire à la survie même de la peinture et de la sculpture de rendre instantanément évidente la distance infranchissable qui sépare le produit artistique de tous les autres objets. Justement parce que tableaux et statues sont les œuvres les plus matérielles, les plus susceptibles d`être acquises, les plus intimement dépendantes du marché, celles-ci ont besoin d`un surplus de sens et d`essence qui justifie le fait d`avoir un prix bien plus élevé que les autres marchandises artisanales et industrielles.
Il y a pourtant fort longtemps que le sex-appeal de l`inorganique s`est secrètement introduit et installé dans la peinture et la sculpture, tel un vers grignotant peu à peu le formalisme conceptuel des images et des apparences. Cette opération s`est essentiellement déroulée en deux phases. La première, qui consiste dans la transformation de l`œuvre d`art en objet unique est liée à la problématique de la collection. Elle s`est déjà pleinement manifestée au XIXe siècle et constitue plus à strictement parler un précédent à l`excitation inorganique que sa manifestation proprement dite. La seconde, en revanche, qui dissout l`objet unique en une chose sentante, appartient à notre actualité culturelle. Elle découle de l`horizon ouvert des installations, des grandes expositions itinérantes et de l`art pris comme interface d`opérations culturelles complexes.
Lorsque nous pensons à la désagrégation de l`œuvre d`art, la plupart du temps, nous nous l`imaginons en référence au temps, comme un processus de vieillissement et de détérioration des matériaux dont elle est faite : les couleurs perdent leur brillance, le support est altéré par la lumière, l`humidité et nombre d`autres facteurs physiques. De la nécessité de remédier aux ravages du temps naît la problématique de la restauration qui n`entretient généralement aucun doute quant à l`unité organique de l`œuvre d`art à réparer. Il existe néanmoins une désagrégation spatiale de l`œuvre d`art, moins évidente mais bien plus sournoise puisqu`elle vise à dissoudre l`identité même de l`œuvre. Cette atteinte  à son intégrité commence à partir du moment où l`œuvre est pensée non plus en elle-même, mais en référence à d`autres œuvres similaires avec lesquelles elle coopère pour constituer une collection. Tant que l`œuvre est considérée en elle-même, son importance esthétique est centrée sur le rapport qu`elle entretient avec le monde extérieur, rapport qui peut être d`imitation ou d`innovation, de dépendance à l`existence réelle de ce qu`elle représente ou bien d`émancipation à tout intérêt pratique. En revanche, lorsqu`elle est regroupée à l`intérieur d`une collection, l`axe de son esthétique se déplace vers le rapport qu`elle entretient avec les autres œuvres : un rapport d`affinité en ce qui concerne tous les aspects qui justifient le fait d`être comprise dans la série, et de dissemblance pour ce qui est de tous les aspects qui fondent sa singularité. Cette dernière prend précisément sens et relief sur la base de l`exercice d`une comparaison, d`une confrontation : en jouant sur les mots, on pourrait dire que la collection naît de la collation, du rapprochement. Au monde spirituel et organique de l`œuvre d`art, succède le monde poreux et multiple des objets uniques, qui sont tels en vertu du lien qui les constitue en tant qu`éléments d`une classe logique donnée à l`exclusion de toute autre. La collection représente un pas important vers le sex-appeal de l`inorganique car elle dépossède de sens et d`essence ce qu`elle rassemble. Elle ne représente cependant pas encore l`entrée dans le territoire neutre et impersonnel des choses qui sentent : l`objet d`une collection n`a déjà plus une personnalité organique mais il possède une identité dont le barycentre tombe non pas à l`intérieur mais à l`extérieur de lui-même, dans la comparaison entre les autres pièces et lui. Paradoxalement, l`objet unique est quelque chose de moins matériel physiquement que l`œuvre : c`est comme s`il était doté de pseudopodes, d`extensions sensorielles qui font dépendre sa valeur et sa signification de son rapport avec les objets de la même série. La mentalité du collectionneur fonde un comparatisme de l`objet qui disloque l`essence de l`objet : celui-ci n`a plus une place propre mais il est sujet à un ordre, à une situation dont les critères lui sont étrangers. Ceci n`exclut certes pas une extrême considération à ses particularités spécifiques : au contraire, son unicité est justement établie par la confrontation. L`objet unique est anomal par définition et la collection est un regroupement d`anomalies disposées graduellement.
La libido du collectionneur n`est pas encore une sexualité neutre car elle est trop timide et prudente : suspendue au désir d`accumulation, elle ne parvient pas à être vraiment une perversion, mais juste une anomalie, un sous-produit de l`organique. Cela semble évident dans l`idiogamie, à savoir l`état de quelqu`un qui ne réussit à être excité que par un seul corps. Or cette curieuse situation où l`on ne s`11age sexuellement qu`avec un seul partenaire semble se trouver à mi-chemin entre le spirituel et l`inorganique, entre l`amour tourné vers la personne et la sexualité neutre de la chose sentante. Dans l`idiogamie, l`expérience d`une fidélité obligée, le fait que la volonté ne peut rien contre une excitation déclenchée indépendamment du propos subjectif contraire, sont essentiels. Quand quelqu`un ne vous est fidèle, malgré son envie de vous trahir, que parce qu`il ne réussit pas à trouver un substitut à votre corps, il est clair que l`on est devenu un objet unique irremplaçable : ce qui est exaltant n`est pas tant l`acquisition d`un si grand pouvoir, que la sensation que votre corps est soustrait à l`usure du temps, au vieillissement ou mieux, que son déclin n`a pas d`importance car il n`est déjà plus apprécié pour sa forme mais pour sa singularité et sa particularité, parce qu`il est l`objet d`une idiomanie sexuelle pour laquelle une ride ou un kilo en plus sont insignifiants. Votre peau est comme le cuir de la reliure d`un livre, votre chatte est comme le pli d`un oreiller : ils sont le livre et l`oreiller qui restent uniques même s`ils sont un peu fripés et élimés. Pourtant, la singularité d`objet de votre corps ne réside pas en lui ; elle est née d`une collection comparative qui l`a identifié en tant qu`objet unique : l`idiogamie prend sa source dans la polygamie. Il faut avoir essayé nombre de corps pour arriver à en voir un comme un objet unique. Pendant longtemps, les corps auxquels on s`unit semblent esprits ou animaux : si on les met ensemble, on n`obtient pas une collection mais un défilé d`outre-tombe ou un zoo !
Un rapport occulte et complexe relie la collection à la photo. Même si à première vue, la reproduction technique de l`image est exactement le contraire du culte qui entoure l`objet unique faisant partie d`un regroupement ordonné, la collection tout comme la photographie, partagent la même tendance à dissoudre les limites spatiales de l`œuvre. Alors que l`objet unique s`érige sur une trame d`affinités et de différences qui le relie aux autres pièces, l`action de photographier constitue l`exemple par excellence d`une pratique d`extériorisation radicale : face à l`objectif de l`appareil photo, la nature est réellement d`un seul jet. Cette activité reste pourtant à mi-chemin entre organique et inorganique : d`un côté, le cadre détermine avec précision les limites de la photo, de l`autre, elle inclut des éléments incongrus entre eux ou dont le rapprochement est purement fortuit. Lorsque l`on procède préventivement, comme dans la photo d`art, à une exclusion de ce qui semble discordant par rapport à la cohérence de l`image, l`artificialité de cet isolement produit l`effet contraire en confrontant l`objet photographié à tout le visible : qu`il s`agisse d`un portrait, d`un paysage, d`un objet ou d`un assemblage, on a toujours l`impression que s`exerce dans la pratique photographique une volonté de prolifération sérielle qui peut se manifester tantôt en reprenant le même objet dans des poses différentes, tantôt en reprenant des objets analogues. C`est pourquoi la photographie ne parvient jamais à avoir l`aura vivante de l`œuvre d`art : non seulement ses caractéristiques techniques excluent l`existence d`un original, mais plus essentiellement le renvoi à une multiplicité, à un portfolio à l`intérieur duquel seulement, chaque image trouve son sens et sa place, semble implicite en elle. L`acquisition d`un œil photographique consiste précisément à se soustraire à l`attitude naïve qui privilégie exclusivement le rapport entre l`image et la réalité représentée : ce qui compte, c`est la relation des photos entre elles, la séquence, le glissement de l`image hors d`elle-même. Chaque photo semble être l`élément d`un polyptyque, la tesselle d`une mosaïque qui s`étend indéfiniment de tous côtés. Lorsque les contours des figures ne coïncident pas parfaitement, l`effet inorganique est accru et intensifié. Du reste, toute photo sollicite la superposition de réseaux imaginaires qui la divisent à l`infini, l`émancipant du réalisme ingénu de la représentation.
Outre la photographie, la bande dessinée procure aussi d`intenses expériences d`inorganisme sexuel. La sollicitation envers une autre image y est de rigueur puisque la bande dessinée implique un déroulement temporel, qu`elle est une sorte de récit, d`histoire qui se développe en images. Pourtant, le fait que la séquence temporelle soit immédiatement présente et disponible en entier, imprimée dans un fascicule dont l`ordre de jouissance dépend exclusivement du lecteur, fait de la bande dessinée un genre étranger en soi à l`essence organique. On est en particulier frappé par les dessinateurs qui, pris d`une espèce d`horror vacui, remplissent de dessins tout l`espace disponible : dans cette négation de la forme et du contour, ce n`est pas une tendance à l`exhaustivité qui se manifeste, mais au contraire une sensibilité poreuse qui dissout l`œuvre à travers une addition illimitée. Ce type de bande dessinée rappelle l`horreur du vide qui caractérise certains dessins ornementaux et certaines productions psychopathologiques.
Collections, photographie et bande dessinée anticipent et préparent la dissolution de toute perspective organique, sans toutefois la réaliser totalement. Le roman d`Henry James, The Spoils of Poynton, montre par exemple comment une collection peut elle-même briguer le caractère organique spécifique à l`œuvre d`art. La photographie nourrit la prétention de conserver une expérience vécue. La bande dessinée, enfin, est trop dépendante du langage narratif et de son intention de raconter une tranche de vie. Ce n`est qu`avec l`installation que l`œuvre se transforme vraiment en chose, en entité inorganique non utilitaire, riche de dimensions symboliques. Avec l`installation, l`œuvre déborde d`elle-même et acquiert une éternité radicale et extrême. Ce débordement ne s`arrête pas au lieu dans lequel elle est contenue : puisqu`en principe celle-ci a un caractère temporaire et qu`elle est étroitement liée à une occasion spécifique, les photos et éventuellement les vidéos qui en perpétuent la mémoire font partie intégrante d`elle. L`installation est donc une espèce de mise en scène, de happening de choses, au lieu de personnes, un événement où les protagonistes sont des entités débordantes et éjaculantes, des condensés d`informations et de messages qui nous envahissent et nous submergent. Les installations ne doivent pas être considérées comme l`objet de l`appréciation d`un visiteur ; le rapport avec ce dernier est complètement inversé par rapport à la visite traditionnelle des musées ou des galeries. C`est l`installation qui sent le visiteur, qui l`accueille, le tâte, le palpe, qui tend vers lui, qui le fait entrer en elle-même, le pénètre, le possède, l`inonde. On ne va plus aux expositions pour voir et jouir de l`art, mais pour ”être vu et joui” par l`art. Le voyeurisme appartient à la sexualité organique, convenue et naturelle ; dans le monde inorganique, ce sont les choses sentantes qui nous voient et nous convoitent ; nous ne pouvons rien faire d`autre que nous offrir à leur désir en suspens et considérer que la plus grande gêne n`est certes pas leur intérêt, mais leur négligence !
Le summum du sex-appeal de l`inorganique dans les arts dits figuratifs me semble pour l`instant atteint par l`Américaine Cindy Sherman dont les installations ne sont pas seulement photographiées : elle est l`auteur de photographies qui représentent des mannequins sexuels dans des poses de racolage, bouches et vagins en bois qui sollicitent notre présence, yeux qui nous pénètrent et nous traversent en regardant au-delà de nous.
(Traduction de Michel Makarius)

 

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