Monday, 23 April 2018 06:00

Théorie de l`historiette 1

 
                 
                ”Même l`analphabétisme d`autrui rend difficile l`acte d`écrire”
                                     Stanisław J. Lec

                ”Ceux qui écrivent comme ils parlent,
                 quoiqu`ils parlent très bien, écrivent mal. ”
                                    G. L. Leclerc de Buffon

1. L`autisme communicationnel
    Le monde est empli d`écritures que personne ne lit. Il existe – paraît-il – cent millions de blogs, dont l`immense majorité n`est prise en considération par personne. Pour la plupart, il ne s`agit pas de véritables écrits, à savoir de compositions dotées d`une conscience critique de la tradition littéraire, mais de transcriptions de paroles, d`épanchements, d`expressions libres et spontanées appartenant à une sphère privée, incapables de susciter l`attention et l`intérêt de qui que ce soit. Comme l`observe Christian Salmon, tous veulent parler, mais il n`y a plus personne qui écoute.
    Au degré zéro de l`écriture s`ajoute le degré zéro de la communicabilité, qui est à son tour le degré zéro de l`expérience. Dans ses derniers développements, la technologie informatique de la communication produit un résultat parfaitement contraire à son objectif, qui serait la libre participation de tous à un monde commun. En effet, on assiste plutôt à une fermeture hermétique des individus, à un capsulage de chacun en lui-même, à la multiplication d`existences murées et inaccessibles à tout discours autre que le clonage de son propre épanchement. La pathologie la plus proche de ce dernier avatar de la technologie d`Internet semble donc l`autisme, dont les caractères spécifiques sont précisément l`incapacité d`interaction sociale et de rapports de réciprocité, l`indifférence émotionnelle aux sollicitations externes ainsi que la réaction désordonnée et hyperexcitée, la peur du changement, l`écholalie, c`est-à-dire la répétition stéréotypée de ce qu`on a écouté. Il a été remarqué que la culture des blogs suit une direction opposée à celle de la globalisation, car, étant liée au spontanéisme expressif et à la transcription digitale de l`oralité, elle utilise les langues nationales et même des jargons connus au sein de cercles sociaux très restreints. Il en résulte tout d`abord une tendance à une fermeture ”provinciale” d`Internet, où la langue anglaise n`occuperait que 30% de l`ensemble du trafic du réseau mondial. Ce phénomène n`a pourtant pas de répercussions néo-nationalistes, mais il implique un repli provincial et même, comme on dirait en italien, ”strapaesano” de la blogosphère.
      Selon Geert Lovink, le caractère autobiographique des blogs 11endre une confusion entre le public et le privé qui pousse les blogueurs à s`exprimer de manière dépourvue de toute inhibition et chargée de colère, ce qui contamine et enlaidit le style du débat politique. Aussi, l`insulte, le sarcasme et la dérision écrasent-ils le modèle de l`argumentation sur lequel se fonde la culture politique traditionnelle : le blog serait alors le plus souvent le refuge d`opinions embarrassantes et de mauvais sentiments qui, même lorsqu`ils sont partagés par d`autres usagers, ne soustraient pas l`individu à la pathologie de l`autisme et de l`autoréférentialité. Lovink remarque le succès remporté en Hollande par ce qu`on appelle les shockblogs, autrement dit ces blogs qui consistent en l`expression de tout ce qui n`est pas politiquement correct ― de l`antisémitisme à la haine à l`égard de toute élite. En effet, on se refuse à prendre en considération ceux qui pensent différemment et on ne linke qu`avec les sites ressentis comme proches. Selon Lovink, la tonalité émotive qui transparaît sur Internet avec ce qu`il appelle  le « micro-héroïsme des gens en pyjama » est l`ennui : ici, la stratégie occulte est de précipiter toute chose dans l`insignifiance et la futilité la plus totale. La technologie ADSL permettant d`être toujours on line, une dépendance compulsive surgit et annule la distance entre le réel et l`imaginaire, dissout l`identité de l`individu dans un flux communicationnel permanent.
     L`italie se révèle, une fois encore, comme un laboratoire socio-politique de grand intérêt : l`autisme communicationnel acquiert un caractère épidémique et une physionomie collective dans les manifestations antipolitiques du comique Beppe Grillo, dont le blog reçoit tous les jours des milliers de commentaires. En effet, il parvient à mobiliser des centaines de milliers de personnes, qui arrêtent de taper sur le clavier de leur ordinateur pour envahir les places, sous le slogan le plus banal et le plus trivial qui soit : « Vaffanculo! ». C`est ainsi que les ”incazzati in pigiama” (les enragés en pyjama) échappent à l`ennui et retrouvent une pseudo-identité, une sorte d` «autisme de masse », qui représente un phénomène différent du populisme, du je-m`en-foutisme et du « multitudinisme ».
     Mais quel est le rapport entre les blogs, Beppe Grillo, la littérature en général, et la narration autobiographique en particulier ?  Ils sont le produit final, la forme accomplie, le point d`arrivée d`une phénomène commencé depuis longtemps et que l`on peut définir comme la dissolution de l`action dans la communication. La prolifération boulimique d`écrits qui se prétendent être en prise directe avec l`actualité transcrite en temps réel a des conséquences éclatantes sur la narration littéraire, car ils la rendent impossible. L`autisme communicationnel élimine la possibilité de raconter du moment qu`il prive l`auteur de toute autorité, contracte le passé et le futur en un présent éphémère, brise tout lien avec une dimension historique collective, laquelle implique l`existence d`une signification qui va au-delà de la simple chronique.
    Dans les années 1930 déjà, le philosophe allemand Walter Benjamin avait soutenu que l`art de la narration s`acheminait sur son déclin et il expliquait cela par l`incapacité d`échanger les expériences. Il opposait le récit au roman. En effet, si le récit reste attaché à une dimension artisanale de la narration qui relie de nombreuses histoires différentes de façon non organique, en gardant le caractère énigmatique de sa signification, le roman se concentre en revanche sur les événements caractérisant la vie d`un ou plusieurs individus, saisis dans leur isolement. On déduit des considérations de Benjamin que le roman est autiste dès son commencement, alors que le conte échappe à une analyse psychologique trop serrée et montre une attention constante au monde extérieur et aux conditions dans lesquelles se produit sa réception. Le romancier cherche le sens de la vie dans l`immédiateté du présent, sans plonger dans l` ”abysse de l`inanimé ”. Le roman s`est placé dans un rapport de rivalité mimétique avec l`actualité médiatique du journalisme, alors que le conte a conservé sa spécificité artisanale, en travaillant la matière première des expériences propres et d`autrui de manière solide, utile et unique, en parvenant à un produit qui ressemble d`une certaine manière à un idéogramme.
    L`autisme de l`«immédiatisme » et du « présentisme » des blogs serait donc l`aboutissement et la dégénérescence d`un phénomène déjà repérable dans l`histoire du roman moderne dès la fin du XIXe siècle au moins et qui a en Samuel Beckett son expression cultivée et solennelle la plus élevée. Dans le volume Il metaromanzo, j`ai moi-même étudié ce processus, en analysant la lente évolution au cours de laquelle le romancier se dépouille de son autorité et se voit contraint de fournir une sorte de protocole immédiat de son expérience au moment même où elle advient. Cependant cette expérience ne peut être que celle de l`écriture ! Le roman L`innommable de Beckett représente certes une œuvre absolue, car elle est le plus grand exemple d`une littérature qui n`a aucun autre sujet qu`elle-même, mais il conduit aussi la littérature dans l`impasse de l`autisme communicationnel des blogs.  Il n`y a plus aucune possibilité de raconter quelque chose qui intéresse quiconque, car c`est la possibilité même de l`expérience qui vient à manquer, y compris celle de l`écriture. Les blogueurs sont des innommables qui ne savent pas ce qu`ils font et n`ont ni l`intérêt, ni la possibilité de le savoir. En 1941 déjà, dans Les fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres, l`écrivain Jean Paulhan faisait demander ironiquement à un jeune homme : ”Qui pourrait tolérer […] de n`être pas un écrivain ?” (Paulhan, 1941, 17), mais ajoutait-il : ”Et chaque jeune écrivain s`étonne que l`on puisse tolérer d`être écrivain”, puisqu`il prétend s`exprimer lui-même librement, sans les conditionnements des conventions littéraires, exactement comme le rédacteur des blogs.

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