Monday, 23 April 2018 06:00

L`équivoque de la beauté

Si l`on cherche à jeter un pont entre l`atmosphère cosmético-récréative dans laquelle sont plongés la plupart des pays riches et la tradition culturelle, le concept de beauté semble, à première vue, être le plus adapté. La beauté paraît autrement dit plus ”populaire”, davantage en prise avec le sentir des masses que ne peuvent l`être la vérité ou la vertu. Les individus qui prêtent attention à la clarté de la pensée ou à la pureté d`un acte, semble bien minoritaires comparés aux foules qui s`interrogent sur l`attrait de leur visage et de leur corps, qui remplissent les gymnases, achètent des cosmétiques, entament des régimes, vont même jusqu`à recourir à la chirurgie esthétique pour devenir plus beaux et plus attrayants. La beauté semble en mesure de fournir, pour ainsi dire, une accroche entre les masses et le savoir.
Toutefois, quel rapport peut-il exister entre cette 11ouement collectif et la philosophie ? Et, plus spécifiquement, avec la réflexion pluri-millénaire sur la notion de beauté ? J`aimerais pouvoir dire que nos contemporains s`arrachent le livre de Santayana Le sens de la beauté (en réalité il n`est même pas acheté par les bibliothèques de philosophie), ou encore que Benedetto Croce est en tête des ventes dans les librairies (alors que la réédition de ses oeuvres se heurte à mille difficultés). Mais, comme chacun sait, tout ce culte de la beauté personnelle ne s`accompagne, j`ose à peine parler d`un questionnement, mais pas même d`une curiosité sur ce que peut être le beau : les foules esthétisantes considèrent qu`elles savent parfaitement ce qu`il faut faire pour devenir plus beau et qu`il n`y a rien d`utile à apprendre des philosophes sur ce sujet. De leur point de vue, on ne peut leur donner tort.
Le fait est que le rapport entre la notion de beauté et les foules esthétisantes n`est pas aussi direct et immédiat que nous le souhaiterions. Il passe à travers une pathologie sociale, bien connue et objet d`études depuis des décennies, qui s`appelle le narcissisme. Cette maladie psychique revêt pour l`affectivité contemporaine une importance comparable à celle que revêtait l`hystérie ou les névroses à l`époque de Freud. Sa caractéristique principale, c`est le primat de l`image sur la réalité dans toutes les pratiques de la communication privée et publique : il est évident qu` à partir du moment où l`élaboration de l`image et son contrôle deviennent un soucis fondamental, toute possibilité d`abstraction et de pensée critique s`évanouit. De fait, le narcissisme n`est en rien un amour de soi : le glissement vers l`image de soi s`effectue au prix d`une annulation totale de la vie individuelle et de sa réalité. Comme l`a démontré Christopher Lasch, qui reprend d`un point de vue sociologique les thèses de psychanalystes tels que Heinz Kohut et Alexander Lowen, le narcissisme contemporain implique une négation totale de sa propre identité affective. L`individu narcissique est incapable d`éprouver des émotions intenses et personnelles. Sa vie affective est vide. L`impossibilité de trouver un véritable intérêt à la vie - impossibilité qui caractérise le mode d`être narcissique - est exactement à l`opposé de l`11agement personnel qui caractérise l`individualisme moderne. L`amplification hyperbolique de l`image du moi au détriment de sa réalité mène ainsi à un applatissement total sur des modèles proposés par la publicité, la télévision, la mode, qui a pris au fil des ans les proportions d`une véritable catastrophe culturelle, politique et sociale, impliquant l`art et la science tout autant que la philosophie et la religion.
Vis-à-vis des pathologies psycho-sociales de type obscurantistes, l`esthétique marxiste a fourni deux sortes de diagnostics, respectivement représentés par le philosophe hongrois György Lukács et par Antonio Gramsci. Le premier se montra manifestement plus optimiste que le second dans l`évaluation des effets de la propagande, de la publicité et en général du divertissement hédoniste et récréatif. Selon Lukács, en effet, seul l`art constitue une grande puissance culturelle, la seule en mesure d`exercer une influence profonde et durable : elle lance au public une injonction qui le concerne directement et l`invite de façon péremptoire à rendre sa vie plus riche et pleine de sens, alors que la communication de masse se distingue par la dimension provisoire et limitée de son influence. Chez Gramsci, en revanche, la perspective est plus sombre. Il considère que la dégradation culturelle et l`obscurantisme qui l`accompagne ne doivent pas être sous-évalués : par exemple, le roman rose, le goût pour le mélodrame, l`oppiomanie fantaisiste ( bref les équivalents de son temps du narcissisme médiatique actuel) exercent une influence bien plus grande que les produits culturels liés d`une manière ou d`une autre aux institutions. C`est en cela que le grand enseignement de Gramsci résidait dans l`invitation à rechercher toujours une accroche entre le sentir des masses, aussi dégradé, distordu et altéré qu`il pût être, et la théorie critique de la société. C`est de cette posture gramscienne qu`a découlé l`attention particulière portée aux phénomènes culturels de masse par le marxisme italien.
La grande question aujourd`hui est : cette accroche est-elle encore possible ? A partir de quel moment l`étude et la sollicitude envers les expressions populaires se transforme-t-elle en apologie de la dernière bêtise apparue sur la scène médiatique? Pourquoi l`11agement démocratique se transforme-t-il si souvent en obscurantisme populiste ? En quel point de l`organisation culturelle cesse la récuperation théorique et commence la reddition face aux taux d`audience et au marché ? On ne saurait certes pas imputer à Gramsci l`inconséquence et l`incongruité de tant de soi-disants opérateurs culturels d`aujourd`hui. Gramsci n`a jamais pensé qu`être un intellectuel ”organique” pût vouloir dire favoriser la vanité ou être accrochés aux idioties.
La difficulté de trouver aujourd`hui une accroche crédible réside probablement dans le fait que le capitalisme n`a plus intérêt à impliquer tout le monde dans un processus d`amélioration et de promotion intellectuelle et matérielle. Dans le cadre de la new economy, on peut raisonnablement douter qu`il soit encore nécessaire, voire même opportun, de garantir à l`ensemble de la société un niveau moyen d`instruction et de savoir critique. La décadence de la qualité de l`enseignement fourni par le système scolaire et universitaire dans presque tous les pays, alliée au triomphe de la crédulité et de la superstition, montre que le mouvement de diffusion du savoir enclenché par les Lumières au XVIIIème siècle connaît un arrêt brutal. Le fait est que pour l`industrie du divertissement, la transmission à grande échelle du patrimoine culturel de l`Occident, qui culmine dans l`art, la science et la philosophie, est quelque chose de trop honéreux, car il présuppose justement une formation (au sens classique de Bildung) d`un public capable de le comprendre et de l`apprécier. Dès lors, on avance de façon beaucoup plus rapide et rentable en transformant les expositions d`art en luna park, les conquêtes de la science en science fiction, la pensée critique en édification new age, les écoles et les universités en bureaucraties sans énergie émotionnelle, sans parler du reste. En d`autres termes, la possibilité d`accroche dérivait du fait que le maintien et le développement de la culture et de l`éducation était un aspect essentiel du projet capitaliste. Même la théorie du capital humain (selon laquelle le travailleur doit pas être considéré comme le dépositaire d`un capital, qui est constitué par son instruction et sa formation professionnelle), vertement critiquée d`un point de vue politique comme une marchandisation de la connaissance, est encore empreinte d`un souffle humaniste qui attribue au savoir une grande valeur sociale et économique.
Toutes ces raisons me portent à penser qu`une politique culturelle progressiste passe aujourd`hui, non pas par la recherche d`une accroche qui se fonderait irrémédiablement sur l`équivoque et le mal entendu, mais plutôt à travers des opérations de décrochage de l`atmosphère cosmético-récréative et obscurantiste dans laquelle nous sommes plongés. Autrement dit, si nous voulons parler de beauté, il doit être clair que nous utilisons ce terme dans un sens qui n`a rien à voir avec les gymnases, avec les concours de beauté, avec tout ce monde doucereux et bien léché sur lequel se fonde aujourd`hui la recherche d`un consensus plébiscitaire.
On constate aujourd`hui une étrange convergence entre l`approche essentialiste et l`approche naïve des mots du savoir, une convergence qui repose sur une équivoque. Certains, sans rien savoir de philosophie ou d`autres disciplines, se prennent pour de nouveaux Socrate du simple fait qu`ils lancent aux quatre vents des ”qu`est-ce que le beau ?”, ”qu`est-ce que l`art ?”, et ainsi de suite. Ils en arrivent même parfois à supposer que l`essence du beau et de l`art puisse être décidée au moyen d`un sondage d`opinion. Or, ce type de question n`a de sens que si celui qui la pose connaît l`histoire du concept lui-même sur lequel il s`interroge, les principales acceptions données à ce mot, les glissements de sens qu`il recèle selon les langues, les rapports d`affinité et de divergence qu`il entretient avec des mots voisins. Puisque l`on pense et on écrit sur la beauté depuis deux mille cinq cents ans, seul un ignorant peut encore croire pouvoir répondre par une définition ou une formule à la question de son essence. Derrière l`approche essentialiste se cache une dernière dégénérescence du gramscisme, qui espère trouver l`accroche avec les masses à travers une simplification essentialiste extrême.
Traduction de l`italien de Laurent Marchand
Copyright©MarioPerniola,2002
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