Monday, 23 April 2018 06:00

Théorie de l`historiette 3

3. Une écriture lunaire
       Une façon pour se libérer de l`étau dans lequel la littérature est tenue, entre la Terreur et les Rhétoriques, comme entre Charybde et Scylla, est l`ontologie de la littérature, dont la manifestation la plus radicale se trouve dans l`œuvre critique de Maurice Blanchot. Toutefois, le fait de considérer l`œuvre d`art comme un absolu, selon le chemin inauguré au XIXe siècle par Mallarmé et suivi par tant d`autres, ne revient-il pas à rester une fois encore prisonnier du Terrorisme des Lettres ?
Landolfi refusait sans aucun doute la poétique de l`hermétisme, ce chemin qu`on a récemment défini comme ”la bulle spéculative” de la littérature, laquelle combat la déchéance communicationnelle de l`écriture, en renfermant à son tour l`œuvre d`art dans un cocon autiste sans rapport avec le monde. En effet, la lettre continuait ainsi : ”Mais oui, vous alléguerez de nouveau l`histoire des rhétoriques, qui ne me convient pas. Eh bien, on pourrait faire le même discours à propos de Tchekhov, de Maupassant et même de Dante ! Un écrivain ne s`appuie-t-il pas toujours, à chaque fois, sur quelque rhétorique ? Je voudrais bien voir qu`il ne fût pas ainsi : l`art n`est pas un absolu (grâce à Dieu), mais il est quelque chose de relatif à quelque chose ...” La lettre contenait un post-scriptum: ”Je découvre à l`instant en regardant les notices sur les collaborateurs [de la revue Tempo Presente], que vous avez vingt ans. Et Pouchkine rit. Et en guise d`explication : « C`est que j` adore ce bel âge! » Moi, en revanche, je n`aimais pas du tout cet âge. Ainsi la correspondance avec Landolfi finit.
    Ce n`est que très récemment que je suis parvenu – me semble-t-il – à trouver une sortie hors de ce labyrinthe qui m`avait éloigné pendant quelques décennies de la théorie et de la pratique de la narration. Cette découverte m`a permis également de repenser de façon complètement nouvelle l`écriture de Landolfi, dont les racines ne doivent pas être recherchées dans la Terreur des Lettres (que se soit l`autisme de l`auteur ou l`autisme de l`œuvre), ni dans la tradition néo-classique préromantique, mais dans la littérature russe du XIXe siècle, dont il a été un excellent traducteur. Ce n`est pas un hasard si les considérations de Walter Benjamin sur le récit, vu dans son opposition au roman, sont insérées dans un essai sur un écrivain russe du XIXe siècle, Nicolaï Leskov, Benjamin appréciant particulièrement le conte Le pèlerin enchanté, par ailleurs traduit par Landolfi. Benjamin affirme : ”La pierre est le stade le plus bas de la créature. Cependant, pour le narrateur, elle est directement reliée au stade le plus élevé. C`est à lui qu`il est donné d`apercevoir […] une prophétie naturelle dans la nature pétrifiée et inanimée du monde historique, où lui-même vit ”.
    Le monde historique, où les intellectuels russes du XIXe siècle vivaient, était précisément caractérisé par un immobilisme politico-social, par une cristallisation, une pétrification, une fossilisation en raison de laquelle rien de véritablement important et déterminant ne pouvait advenir : toutes les actions étaient absorbées en un processus de rétrécissement et de flétrissure, dans une sorte d` « exonération » pour ce qui est de l`ambition de se rapporter à l`essentiel et au déterminant, sur lequel se fonde la possibilité de l`action.
    Le récit de Leskov raconte les vicissitudes d`un homme à qui l`on a prédit en rêve qu`il allait être plusieurs fois sur le point de mourir, mais qu`il allait toujours se sauver, jusqu`au moment où il ne lui resterait plus qu`à devenir moine et le narrateur de sa propre vie. Benjamin souligne donc le rapport entre récit et mort : la vie vécue – la matière d`où naissent les histoires – prend une forme que seul le mourant peut transmettre. L`autorité de l`écrivain ne vient que de la mort. Et celle-ci est l`idée essentielle sur laquelle se construisent tous les récit d`Alexander Lernet-Holenia, un écrivain né une dizaine d`année avant Landolfi.
    Outre la complicité avec la mort, Benjamin met en relief un deuxième aspect tout aussi important : le rapport avec l`historiographie.  Il y a des époques dont on ne parvient qu`a faire la chronique et non l`histoire. L`historien en effet se doit d`expliquer, d`une manière ou d`une autre, les événements dont il s`occupe : il ne peut jamais se limiter à les présenter comme des exemples du temps qui passe.
     Si aucune véritable action n`est plus possible, il n`y a plus de place pour le roman, mais seulement pour le conte, ou plutôt pour un récit d`événements de la futilité desquels nous sommes parfaitement conscients. C`est ainsi que naît le genre littéraire de l` «historiette », dont la souche est Gédéon Tallemant des Réaux, bourgeois aisé protestant du XVIIe siècle, auteur d`une œuvre publiée après sa mort sous ce même titre. Ses Historiettes sont l`exemple par excellence d`une attitude complètement désenchantée à l`égard de la monarchie française et de la société de son temps. Tallemant commence à écrire ses historiettes en 1657, lorsque la Fronde vient à peine de se conclure par la victoire de l`absolutisme monarchique et que l`on commence à mettre en œuvre une politique anti-protestante qui conduira, en 1685, à la révocation de l`Édit de Nantes.   
    L`époque où nous vivons ressemble, sous cet aspect, à celles de la monarchie française du XVIIe et de l`absolutisme russe du XIXe. Cependant, à la différence de ces deux périodes qui concernaient une nation seule, aujourd`hui la pétrification est globale : elle continue à se fonder sur la complicité occulte qui réunit les cinq pays vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et qui détiennent le droit de veto aux Nations Unies. L`action a été remplacée par la communication, dont la dernière et plus accomplie des manifestations est représentée par la blogosphère. Son caractère autiste nous révèle que la possibilité de distinguer ce qui est important de ce qui est insignifiant ne vient pas à manquer : nous sommes ainsi submergés pas une masse de futilités qui s`équivalent.
    L`actualité de l`œuvre de Landolfi se fonde sur la conscience de l`impossibilité de l`action. Par rapport à sa principale référence – la littérature russe du XIXe, il est allé plus loin : le scénario annoncé par le 11 septembre 2001 montre que même la mort est devenue futile et qu`elle n`est donc plus en mesure de fonder l`autorité de l`écrivain.
    Qu`y a-t-il encore qui puisse différencier le blog du ”vaffanculo” de l`écriture littéraire autobiographique ? Landolfi est peut-être le seul qui, avec une grande avance, a été pleinement conscient de cette dérive catastrophique où la civilisation occidentale est précipitée quand la communication a pris la place de l`action. On pourra certes réaliser des produits artisanaux extrêmement raffinés, mais si les lecteurs capables de les comprendre disparaissent peu à peu, ils seront comme des pierres lunaires, comme Cancroregina, des objets à la forme bizarre. Ou encore pire, quelque chose à l`égard de quoi l`auteur lui-même pourra utiliser les mots par lesquels Landolfi achève la lettre qu`il m`écrivit : ”J`interrompis il y a quelques jours cette lettre parce qu`elle m`ennuyait horriblement, de manière sanglante. Eh bien, que peut-on y faire : choisissez, parmi vos citations mêmes, celle que vous aimez le plus. Par exemple : ”Au diable cette billevesée !”

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