Monday, 23 April 2018 06:00

Contre la communication



Un chapitre de
Contre le communication,  Paris, Lignes, 2005

 
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  Historiettes  sur la communication.

À titre d`exemple, je vais commencer par vous raconter trois historiettes. La première concerne un séminaire sur les nouvelles technologies. Au bout de quatre heures de discussion enflammée, à laquelle participaient une vingtaine d`opérateurs culturels de différentes professions et compétences, l`un d`eux s`exclama : ”mais de quoi parlons-nous?” La question ne reçut pas de réponse ; tout le monde la jugea sans intérêt et le débat se poursuivit durant quatre heures. Filmé intégralement avec une caméra vidéo, le séminaire fit partie d`un cours de new media vendu fort cher en dvd.
La deuxième histoire traite, quant à elle, de la performance d`un chef de parti. Celui-ci fit une déclaration publique provocatrice et agressive vis-à-vis d`un groupe socio-professionnel, ce qui souleva aussitôt un tollé général d`indignation. Quelques heures plus tard, il revint sur le sujet en remaniant partiellement sa déclaration. Le lendemain, il soutint que la phrase incriminée était une boutade lancée sans la moindre intention offensante. Dans la soirée, il affirma qu`elle contenait en tout cas une part de vérité. Le troisième jour, il déclara qu`elle avait été mal interprétée. Dans l`après-midi, il ajouta enfin qu`il ne s`était fait que le porte-parole d`une opinion très répandue, qu`il ne partageait pas. Quoiqu`il en soit, il fit pendant trois jours la une des médias.
La troisième anecdote a pour héros un grand marchand d`art contemporain, qui parvint à ouvrir dans le lieu le plus prestigieux de la capitale sa nouvelle galerie permanente, accompagnant l`événement d`une campagne publicitaire sans précédent. Sous prétexte de rendre l`art contemporain réellement populaire, il rassembla dans des salles luxueuses les œuvres d`artistes de tendances et d`orientations on ne peut plus divergentes, qui avaient en commun de ne réclamer aucune intervention de l`interprétation : dans sa stratégie, en effet, le nouvel art devait frapper le spectateur par son caractère direct et réaliste. Les visiteurs de sa galerie, dont le prix d`entrée était affreusement élevé, bénéficiaient ainsi du double résultat de s`amuser comme dans un parc d`attraction et de participer à un rituel élitiste.
Ces trois histoires appartiennent à des contextes différents : celui du savoir et de la connaissance pour la première, celui de l`action politique pour la seconde et, enfin, celui de l`art et de la culture pour la troisième. Toutes trois montrent néanmoins comment il est possible d`introduire, dans les activités traditionnelles de la science, de la politique et de l`art, une déviation aberrante qui permet de s`adresser directement au public, en sautant les médiations compétentes de la méthode scientifique, du journalisme et de la critique. L`aspect inquiétant et sournois de ces opérations réside dans le fait qu`on ne peut les résumer simplement à des escroqueries, des fanfaronnades ou des contrefaçons. Au cours de cet incommensurable séminaire sur les nouvelles technologies, beaucoup de choses furent dites, non seulement plausibles mais parfois même intelligentes ; les interventions du chef de parti avaient indubitablement un contenu politique et interprétaient des besoins et des intérêts concrets ; parmi les artistes et les œuvres du marchand d`art, beaucoup auraient pu revêtir une valeur artistique intrinsèque dans un autre contexte. En dépit de quoi, le manque absolu d`ordre et de méthode du séminaire le rendaient scientifiquement nul, le caractère contradictoire, truffé de démentis et de rectifications de toute la performance la faisaient paraître politiquement vide de sens, l`organisation promotionnelle et l`installation totalement acritique de l`exposition lui ôtaient toute valeur esthétique. Ce n`est pourtant pas sur la base de tels critères que ces trois initiatives prétendaient être considérées. Elles se situaient dans une autre dimension, qui n`est pas celle de la science, ni de la politique, ni de l`art, mais celle de la communication médiatique. Voici la baguette magique qui semble transformer l`incohérence, la rétractation et la confusion de facteurs de faiblesse en preuves de force, et qui remplace l`éducation et l`instruction par l`edutainment, la politique et l`information par l`infotainment, l`art et la culture par l`entertainment. En s`adressant directement au public, l`ensemble a du reste une apparence très démocratique : ce n`est pas par hasard que, pour désigner ce phénomène, on a forgé le terme de democratainment.
 
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